Les textes apocryphes

L’abbé Lecoutre n’a pas hésité à faire appel aux textes apocryphes, non reconnus officiellement par l’Eglise catholique, se montrant ainsi provocateur mais aussi novateur.

La Nativité de Jésus

La chapelle de la Vierge Marie a été la première aménagée par l’abbé Lecoutre, en 1869.

Le centre du triptyque de l’autel représente une crèche
sous l’une des formes traditionnelles à son époque, et encore de nos jours.

Le lieu est une étable avec à l’arrière un râtelier de bois.

Creche Abbé Lecoutre

Ceci est conforme à la description donnée dans dans les versets 7 et 12 chapitre 2 de l’Évangile de Luc:

et peperit filium suum primogenitum et pannis eum involvit et reclinavit eum in praesepio quia non erat eis locus in diversorio [7]
[et l’Ange du Seigneur dit aux bergers]
et hoc vobis signum invenietis infantem pannis involutum et positum in praesepio [12]

et elle enfanta son fils premier-né et elle l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie [7]
[et l’Ange du Seigneur dit aux bergers]
et ceci sera pour vous le signe vous trouverez un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche [12]

Luc utilise in præsepio – traduit en français par « dans une crèche » – mot qui à l’origine comme le montre le dictionnaire latin Gaffiot désignait plutôt une étable ou plus généralement un parc pour les bestiaux. Ce peut être aussi une mangeoire, ce qui serait conforme à la version grecque de la Bible dans laquelle est utilisée le mot φάτνη, qui signifie mangeoire. En anglais, la traduction habituelle de l’extrait du verset 2.7 est « she wrapped him in cloths and placed him in a manger » [elle l’a enveloppé dans des linges et l’a placé dans une mangeoire].

praesepe

Une représentation surprenante

Dans le guide Peeps into Picardy, les auteurs s’étonnent que le nouveau-né (comme Joseph dans une autre chapelle) se trouvent dans « des lits ordinaires. »

Many of the super-altars in the chapels are most curious in design, especially the representations in the chapel of St. Joseph, of the Virgin and Child and St. Joseph in ordinary beds, with bedclothes

Plusieurs autels des chapelles sont d’une conception très curieuse, en particulier les représentations dans la chapelle de St. Joseph, de la Vierge et l’Enfant et St. Joseph dans des lits ordinaires, avec des draps de lit

Ce n’est à l’évidence pas une représentation habituelle, Jésus étant le plus souvent couché sur de la paille. Peut-être l’abbé Lecoutre a-t-il voulu traduire une impression de sérénité, de bien-être, de paix?

Craufurd, Manton & Manton 1914 page 75

Les auteurs de Peeps into Picardy mentionnent la Vierge, l’enfant et Joseph, mais si on regarde attentivement on voit qu’il n’y a a pas Joseph. Avec Marie à la droite de Jésus, l’abbé Lecoutre a placé à la gauche une autre femme, une représentation qui n’est à l’évidence pas habituelle. L’abbé avait peut-être inscrit dans la chapelle des textes qui nous éclaireraient, mais seul l’autel a subsisté après la transformation de cette chapelle en grotte de Lourdes en 1927*. Cependant un examen approfondi montre qu’il s’agit de l’une des « sages-femmes de la Nativité » dont parle Jacques Poucet (2016).

*A la suite de la guérison miraculeuse d’une jeune Wirwignoise, Lucie Caron, lors d’un pèlerinage

Lors de l’accouchement, les apocryphes anciens (Protévangile de Jacques, XVIII-XX, p. 98-101, EAC I; Pseudo-Matthieu, XIII, 3-5, p. 133-134, EAC I; Vie de Jésus en arabe, II-IV, p. 212-213, EAC I) font généralement intervenir des personnages féminins, qui semblent être des sages-femmes de métier et qui sont apparemment convoquées comme telles. Appelées par Joseph ou liées à lui, elles arrivent après l’événement et n’aident donc pas beaucoup Marie. En fait elles ont pour fonction essentielle d’être des témoins crédibles du miracle que représente la virginité de l’accouchée (Poucet 2015 pages 8-9).

Ces sages-femmes sont absentes des textes canoniques. Selon les apocryphes, il y a deux sages-femmes, Zabel, qui est acquise immédiatement au miracle, et Salomé, qui est d’abord incrédule.

Elle [Salomé] demande même à vérifier de tactu cette virginité, ce qui va entraîner deux miracles successifs. En procédant à la vérification, l’incrédule perd sur le champ l’usage de sa main, qui est desséchée ou brûlée. Premier miracle qui sera presque immédiatement suivi d’un second: la victime demande pardon et sa main lui est rendue (Poucet 2015 page 9).

C’est Salomé qui est figurée dans la crèche de l’abbé Lecoutre. Ceci est montré par son attitude pieuse et par la position de ses mains, la droite dans une attitude pouvant évoquer la prière, et la gauche, proche de la tête du nouveau-né, qui apparaît pétrifiée. Ce récit des deux sages-femmes a été rarement représenté. Deux tableaux anciens font figure d’exceptions, le thème semblant avoir été abandonné par la suite. Dans la Nativité du peintre flamand Robert Campin (vers 1375-1444), le « Maître de Flémalle, » conservée au musée des beaux-arts de Dijon, montre plusieurs personnages, dont Salomé qui laisse pendre sa main desséchée. La Nativité du peintre italien Lorenzo Lotto (vers 1480–vers 1556), conservée au complexe muséal Santa Maria della Scala à Sienne, montre également Salomé la main figée. Elle regarde fixement Marie qui semble impassible. A noter que dans les deux tableaux, à la différence de l’abbé Lecoutre, Joseph assiste à la scène.

Salomé - Abbé Lecoutre
Abbé Lecoutre
Robert Campin - Sages femmes
Robert Campin
Lorenzo Lotto - Sages femmes
Lorenzo Lotto

Sainte Anne et saint Joachim

Anne et Joachim sont les parents de la Vierge Marie. Leurs noms n’apparaissent dans aucun texte de l’Ancien ni du Nouveau Testament. C’est dans le Proévangile de Jacques le Mineur qu’on trouve le récit de la conception de Marie.

Et voici que l’ange du Seigneur vola vers elle, lui disant: « Anne, Dieu a entendu ta prière; tu concevras et tu enfanteras et ta race sera célèbre dans le monde entier. » Anne dit: « Vive le Seigneur, mon Dieu; que ce soit un garçon ou une fille que j’engendre, je l’offrirai au Seigneur, et il consacrera toute sa vie au service divin. » Et voici que deux anges vinrent lui disant: « Joachim, ton mari, arrive avec ses troupeaux. » L’ange du Seigneur descendit vers lui, disant: « Joachim, Joachim, Dieu a entendu ta prière, ta femme Anne concevra. » […]
Et voici que Joachim vint avec ses troupeaux, et Anne était à la porte de sa maison et elle aperçut Joachim qui venait avec ses troupeaux, elle courut et se jeta à son cou, disant: « Je connais maintenant que le Seigneur Dieu m’a bénie, car j’étais veuve et je ne le suis plus; j’étais stérile et j’ai conçu. » Et Joachim reposa le même jour dans sa maison (Brunet 1848 pages 116-117).

Ce texte apocryphe raconte donc la stérilité du couple, les deux messages angéliques adressés à Anne et Joachim, et la naissance de Marie. Il est à la base de la croyance en « l’Immaculée Conception de Marie, » à savoir qu’en sa conception Marie a été préservée du péché originel.

Le bas-relief central de l’autel dédié à sainte Anne représente d’une manière assez particulière la Nativité de Marie. Une représentation plus habituelle de cette scène, qui semble reproduire une icône d’origine inconnue, montre Anne et Joachim dans une position différente.

Anne et Joacquim
Abbé Lecoutre
Anne et Joacquim
Icône traditionnelle

Anne paraît en prière tandis que Joachim désigne de ses deux mains une banderole dans lequel est inscrit en lettres capitales

ELLE SERA LA MERE DU MESSIE

Marie est représentée en médaillon au dessus de ses parents.

Le mariage et la mort de Joseph

Personnage fondamental, saint Joseph apparait très peu dans les évangiles canoniques, et seulement dans ceux de Matthieu et de Luc. Ce n’est que le 8 décembre 1870 que le pape Pie IX déclare officiellement et « pour perpétuelle mémoire » saint Joseph « Patron de l’Église universelle, » par le décret Quemadmodum Deus (Pie IX 1870). Cela a sans doute déterminé l’abbé Lecoutre à lui consacrer une chapelle, mais pour représenter des scènes de la vie de Joseph il a du se référer à des textes apocryphes.

Le mariage de Joseph

En particulier les évangiles canoniques ne font qu’évoquer le mariage de Joseph et de Marie. Ainsi dans le verset 20 du chapitre 1 de l’Évangile de Matthieu, où l’ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit:

Ioseph fili David noli timere accipere Mariam coniugem tuam quod enim in ea natum est de Spiritu Sancto est
Joseph fils de David ne crains point de prendre Marie pour ton épouse car ce qui est conçu en elle est du Saint-Esprit

Ce n’est que dans des textes apocryphes que ce mariage est réellement explicité (voir Poucet 2014).

L’abbé Lecoutre a représenté le « Mariage de St Joseph » dans le bas-relief gauche de l’autel dédié à saint Joseph. La scène correspond à la description que l’on trouve dans le Romanz de saint Fanuel, texte manuscrit apocryphe du début du 13ème siècle en vieux français:

Quant l’evesque de la loi vit
Les miracles que Dex i fist
A Joseph la virge espousa
Qui a grant honor la garda

Chabaneau 1889 page 31 vers 1217-1220

Mariage de St Joseph
Notre Dame de Domérat (Allier)
Notre Dame de Domérat (Allier)

Cet évènement a été représenté de nombreuses fois. Il est plus souvent désigné comme le mariage de la vierge Marie et il n’est pas très fréquent qu’il n’y ait que les trois personnages principaux, Marie, Joseph et l’évêque, une représentation que l’on trouve cependant sur des vitraux. L’un des plus proches du bas-relief de l’abbé Lecoutre est celui de l’église romane de Notre Dame de Domérat (Allier). Notamment Joseph y est représenté comme un homme jeune et non comme un homme âgé* comme c’est souvent le cas.

*A propos de l’âge de Joseph à la naissance de Jésus, on trouve les affirmations les plus diverses, allant d’un jeune homme de 18 ans à un vieillard, mais il n’ y jamais de référence probante à un texte ancien.

Ce vitrail apparaît en fait correspondre à une partie du tableau « Le Mariage de la Vierge » (1504) du peintre Raphaël (1483-1520), l’un des artistes majeurs de la Renaissance italienne, qui est conservé à la Pinacothèque de Brera à Milan. Raphaël s’est lui même inspiré du tableau de son maître Le Pérugin, peint peu avant, qui est conservé au musée des Beaux-Arts de Caen.

Mariage de St Joseph - Abbé Lecoutre
Abbé Lecoutre
Mariage de la vierge - Raphaël
Mariage de la vierge – Raphaël

On remarquera que sur le tableau de Raphaël, comme sur le vitrail, l’évêque est incliné vers sa gauche, et donc tourné vers Marie, paraissant accorder une plus grande importance à celle-ci. L’abbé Lecoutre n’a pas retenu cette posture, l’évêque se tenant droit; il donne ainsi la même importance à Marie et à Joseph, mais il y a probablement aussi une autre raison sur laquelle nous reviendrons dans la rubrique Epilogue 3: Un artiste naïf?

La mort de Joseph

Les évangiles canoniques ne disent rien non plus d’explicite sur la mort de Joseph, et comme pour son âge à la naissance de Jésus, on en est réduit à des hypothèses très diverses.

L’abbé Lecoutre a représenté la « Mort de St Joseph » dans le bas-relief central de l’autel dédié à Saint Joseph. La scène, où il est entouré de Jésus et de Marie correspond au récit fait dans le texte apocryphe Histoire de Joseph le charpentier, un manuscrit dont il existe trois versions, deux en copte et une en arabe, probablement du 6ème siècle. Gustave Brunet en a donné une traduction en français qu’il a annotée (Brunet 1848 pages 17-51). Il y est dit de Joseph que « sa vie fut de cent onze ans. » Ce récit peut être vu comme à l’origine du culte de « la bonne mort » (voir ci-après).

Le bas relief de l’abbé Lecoutre peut être rapproché d’un vitrail de l’église Saint-Marcellin de Monistrol-sur-Loire (Haute-Loire), datant du 19ème siècle. Celui-ci s’inspire du bas-relief en bois doré (fin 17ème siècle) du sculpteur Pierre Vaneau, « La mort de saint Joseph » qui se trouve dans la même ville dans la chapelle de l’ancien couvent des Ursulines, et qui semble lui-même avoir été fait d’après une gravure de Nicolas d’Origny datée de 1688. Les deux représentations paraissent inspirées par la même source.

Mort de St Joseph - Abbé Lecoutre
Mort de St Joseph
Saint-Marcellin de Monistrol-sur-Loire (Haute-Loire)
Saint-Marcellin de Monistrol-sur-Loire (Haute-Loire)

Une autre source très proche est la scène suivante, dont nous n’avons pas pu trouver l’origine.

Mort de saint Joseph - Inconnu

Le pape Benoît XV, dans le motu proprio Bonum Sane du 25 juillet 1920, confirme la mort de Joseph entre les bras de Jésus et de Marie (Benoît XV 1920):

Sed praecipue, quoniam praesentissimus morientium adiutor merito habetur, cui Iesus ipse cum Maria morienti adfuerint, Venerabilium Fratrum erit illa piorum sodalitia, quae Ioseph pro decedentibus exorando condita sunt, hit a Bona Morte, ut a Transitu S. Ioseph, ut pro Agonizantibus, omni auctoritatis suae suffragio et favore prosequi.

Mais avant tout, puisqu’il est tenu à juste titre pour le plus fidèle assistant des mourants, étant mort avec l’assistance de Jésus et de Marie, nos Vénérables Frères auront le devoir d’inculquer et d’encourager, avec tout le prestige de leur autorité, les pieuses coutumes instituées pour implorer Joseph en faveur des mourants, telles que la Bonne Mort, le Trépas de saint Joseph et pour les Agonisants.

L’abbé Lecoutre montre donc saint Joseph comme « patron de la bonne mort, » s’abandonnant à Dieu entouré de Marie et de Jésus.

Le pape François a-t-il eu connaissance du catéchisme de l’abbé Lecoutre? Dans son audience générale du 9 février 2022 il confirme que cette mort est sa version officielle, sinon la version canonique de l’église (François 2022):

E proprio a partire da questa, oggi vorrei approfondire la speciale devozione che il popolo cristiano ha sempre avuto per San Giuseppe come patrono della buona morte. Una devozione nata dal pensiero che Giuseppe sia morto con l’assistenza della Vergine Maria e di Gesù, prima che questi lasciasse la casa di Nazaret. Non ci sono dati storici, ma siccome non si vede più Giuseppe nella vita pubblica, si pensa che sia morto lì a Nazaret, con la famiglia. E [come dimostra il bassorilievo del l’abbé lecoutre] ad accompagnarlo alla morte erano Gesù e Maria.

C’est à partir de là que je voudrais aujourd’hui explorer la dévotion particulière que le peuple chrétien a toujours eue pour saint Joseph, patron de la bonne mort. Une dévotion née de la pensée que Joseph est mort avec l’assistance de la Vierge Marie et de Jésus, avant que ce dernier ne quitte la maison de Nazareth. Il n’y a pas de données historiques, mais comme on ne voit plus Joseph dans la vie publique, on pense qu’il est mort là, à Nazareth, avec sa famille. Et [comme le prouve le bas relief de l’abbé lecoutre] pour l’accompagner dans la mort Jésus et Marie étaient là.

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