Epilogue 2: Un artiste populaire?

Qu’est-ce que l’art populaire?

L’historien de l’art John Russell Harper donne dans l’Encyclopédie Canadienne une définition de l’art populaire qui s’applique remarquablement à l’abbé Lecoutre, dont le but était de retenir l’attention de ses paroissiens (Harper 2015):

L’art populaire comprend une grande variété d’œuvres artistiques, caractérisées par un mélange de naïveté et de raffinement, de tradition culturelle et d’innovation personnelle. Bien que l’on puisse en donner de nombreuses définitions, en général l’art traditionnel est divisé en deux catégories: l’art culturel et l’art individuel. L’art culturel repose sur une base ethnique : il est français, anglais, allemand, polonais, ukrainien, etc. D’ordinaire assez conservateur, il se veut l’expression d’une communauté. En revanche, l’art individuel est innovateur* et il exprime une personnalité unique, voire excentrique. Qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de gravure ou de motifs picturaux ou décoratifs appliqués sur des objets, les produits de l’art populaire plaisent au public. Les artistes les créent dans l’intention d’intéresser les gens ordinaires que sont leurs voisins, leurs amis ou leurs connaissances. (emphases ajoutées)

*En utilisant « innovateur » plutôt que « novateur, » l’auteur fait sans doute référence à l’apport d’une nouveauté technique.

Dans cette définition, « populaire » est bien pris dans son sens premier du latin populus, peuple entendu comme une entité limitée et bien définie: habitants d’un état constitué ou d’une ville, le peuple romain, syracusain, etc., et peut-on ajouter le peuple wirwignois. Il n’y a pas nécessairement l’idée d’un art qui s’adresserait à un vaste public, ce qui renvoie au latin vulgus, la foule, la multitude, la commun des hommes.

Dans sa présentation de l’église de Wirwignes, Dominique Arnaud (1981) met en avant quatre aspects de l’oeuvre de l’abbé Lecoutre – l’art populaire et l’art naïf, l’emprunt aux maîtres du passé et l’inventivité:

[L’amateur d’art] pourrait-il tout imaginer de cette création unique en son genre, de ce monument d’art populaire superbement naïf qui a emprunté aux maîtres du passé tout en gardant sa fraicheur d’invention?

Un artiste populaire?

La motivation principale de l’abbé Lecoutre se trouve incontestablement dans la définition précédente de l’art populaire. Mais on ne peut pas pour autant enfermer son art dans cette catégorie.

Sur la partie supérieure de l’autel de la chapelle du sacré cœur l’abbé Lecoutre a représenté une seconde fois la scène de la Nativité de Jésus d’une façon extrêmement simplifiée, ne gardant que le râtelier et l’enfant Jésus, en y ajoutant la lumière d’une étoile éclairant celui-ci. Cette évolution lui permet de mieux s’adapter à son public. Dans la première Nativité son public était avant tout le conseil de fabrique par lequel il devait se faire accepter. Ce n’est qu’après cela qu’il a pu chercher à s’adresser directement à ses paroissiens avec des figurations susceptibles de leur être plus accessibles. La simplicité de la scène est accentué par l’effet de perspective saisissant apporté par la position de l’étoile dans l’angle, alors qu’elle est traditionnellement située au dessus de la crèche, et par l’inclinaison du râtelier.

Abbé Lecoutre - Nativité
Abbé Lecoutre - Nativité

Pour illustrer l’ambiguïté de toute classification arbitraire, reprenons l’exemple de Fra Angelico. La comparaison de son Annonciation de Cortone avec la fresque qu’il a réalisée ultérieurement (vers 1440-1450) pour le couvent florentin de San Marco révèle une évolution similaire: l’artiste, tout en reproduisant son œuvre, l’a adaptée au public: dans le premier cas le riche marchand d’étoffes Giovanni du Cola di Cecco auquel la chapelle où elle se trouvait était destinée, et dans le second cas les moines du couvent. Le contraste est frappant entre l’opulence évoquée par la première Annonciation et le dénuement monacal de la seconde.

Annonciation de Cortone
Couvent San Marco

On pourrait aussi dire que pour l’Annonciation de Fra Angelico comme pour la Nativité de l’abbé Lecoutre la première figuration fait appel à une sorte de jeu intellectuel où il faut interpréter un message codé transmis par des indices plus ou moins visibles au premier regard, comme la position des mains, etc. Ceci devrait plaire à ceux qui veulent disserter sur chaque détail; ainsi dans l’Annonciation de Cortone, la colonne devant Marie serait le symbole traditionnel du Christ. On en donne pour preuve que dans la réponse de Marie à l’ange ECCE ANCILLA DOMINI [FIATMIHI SECUNDUM VERBUM TUUM le mot FIAT qui fait l’Incarnation est masqué par la colonne: il passerait à l’intérieur de celle-ci, afin que soit préservé le mystère de l’Incarnation (Arasse 1999), ce qui est amplifié par le fait que le texte est écrit à l’envers et de droite à gauche. Etc.

A l’opposé, dans l’Annonciation du couvent San Marco Fra Angelico a retiré la plupart des indices, y compris la Bible. Ce dépouillement invite le moine à une réflexion profonde, une réelle méditation. C’est à cela que nous engage l’abbé Lecoutre. Sa seconde Nativité de Jésus paraît nous inviter à nous interroger et à scruter l’étoile, à la manière de Galilée (1564-1642) avec sa lunette astronomique*. La comparaison n’est pas fortuite car l’on sait que Galilée passa une grande partie de sa jeunesse à Florence, et que c’est la technique de la perspective utilisée par les artistes du quatroccento, qui l’a aidé à comprendre ce qu’il voyait dans sa lunette astronomique.

Peut-on imaginer un autre instrument que la lunette de Galilée pour regarder le ciel depuis Nazareth?

Perspicere et intellegere

Dépassant sa visée « populaire » initiale, l’œuvre de l’abbé Lecoutre s’adresse maintenant à tous, croyants ou non croyants, et plus seulement à ses paroissiens.
Ceux qui veulent obtenir des réponses en expliquant les moindres détails pourront ainsi se référer aux très nombreux commentaires qui ont été fait sur ces deux Annonciations. On trouvera ci-après un texte qui en constitue une synthèse.

L’Annonciation de Fra Angelico

On pourra trouver sans aucun doute dans le texte précédent des éléments qui s’appliquent à d’autres réalisations de l’abbé Lecoutre. Ainsi par exemple, sur la chaire on peut voir trois anges descendant des marches (voir la Section « Naif? »). L’ange du bas est entouré de palmiers. On trouve également un palmier dans l’Annonciation de Cortone. Le texte précédent mentionne ce « palmier symbolique » qui « aligné avec la colonnade en perspective, et dont les palmes reprennent la courbe des arcs, assurent également la liaison entre le portique et la scène de fond. » On pourra dire ici que le palmier symbolise l’arrivée de l’ange du bas sur la terre, alors que l’ange du haut qui paraît entouré de nuages est encore dans le ciel, l’ange du milieu occupant une position intermédiaire. Ceci renforce la symbolique des marches, représentant l’ordre chronologique d’apparition de ces trois anges envoyés par Dieu.

 
 

On pourra ainsi, par exemple, chercher à expliquer chaque détail de ce bas-relief qui est la partie droite du triptyque de l’autel de la chapelle de la Vierge Marie (le centre étant la Nativité de Jésus).

Perspective – Emprunté du latin tardif perspectivus, « relatif à l’optique, à la perspective, » dérivé de perspicere, « regarder attentivement, »
                        lui-même composé à partir du préfixe intensif peret de specere, « regarder« 
Intelligence – Emprunté du latin intellegentia, intelligentia, « action de discerner, de comprendre« 

Dictionnaire de l’Académie Française, 9ème édition

« Perspective » et « intelligence, » dans leurs sens premiers
— regarder attentivement et comprendre (perspicere et intellegere) —
c’est à cela que nous invite l’abbé Lecoutre avec ses figurations « populaires. »

A la manière de l’abbé Lecoutre avec sa réinterprétation de la Nativité, le grand artiste britannique David Hockney (né en 1937), devenu en 2018 le peintre vivant le plus cher au monde avec une peinture vendue 90,3 millions de dollars, a réalisé une « variation » de l’Annonciation du couvent San Marco qui rend hommage à Fra Angelico et simplifie encore la scène.

…une variation d’après l’Annonciation de Fra Angelico, du couvent de San Marco à Florence, mais très élargie. L’espace fuit à gauche au-delà de la palissade — qui apparaît dans la fresque de 1437 — et à droite vers une prairie et la nuit — invention d’Hockney.

Le Monde (2017)

L'Annonciation de David Hockney

Oui! J’ai toujours voulu vous mettre au centre. Il y a des tableaux anciens qui font ça très bien, ceux de Fra Angelico par exemple. J’adore Fra Angelico, et Pierro della Francesca. Ce sont les deux grands maîtres de l’espace et des personnages. L’Annonciation de Fra Angelico que j’ai reprise en agrandissant l’espace sur cette toile, il y en avait une reproduction dans un couloir de la Bradford Grammar School, où j’étais écolier. Je l’ai toujours connue, toujours adorée. Il y a une telle évidence dans ce tableau! Quand je suis à Florence, je vais au couvent San Marco tous les matins pour la voir.

Libération (2017) – David Hockney: « Je ne pense pas qu’on puisse conquérir la réalité » Déambulation et digressions avec l’artiste britannique au cœur de sa rétrospective.
Par Elisabeth Franck-Dumas, publié le 16 juin 2017 à 19h16.

Perspicere et intellegere?
A l’explication des moindres détails, on pourra préférer la sobriété éloquente de David Hockney.

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