Les figurations naïves: Exemples

La chaire à prêcher

La monumentale chaire à prêcher, située contre le piédroit sud de l’arc triomphal,
est l’une des dernières réalisations de l’abbé Lecoutre et couronne son œuvre*.

La chaire proprement dite, une cuve à pans coupés s’appuie sur un socle réalisé dans un énorme bloc de marbre de Carrare, qui représente Adam et Eve au jardin d’Eden. Sur la chaire l’abbé Lecoutre a entre autres repris des thèmes qu’il avait traités précédemment : les apôtres, les vertus, et il a reproduit des personnages et des scènes de l’Ancien Testament. Des bas-reliefs représentent Jonas et le gros poisson, le songe de Jacob, Jésus et la Samaritaine, Elie à l’Horeb. D’autres figurent les vertus théologales – la foi, l’espérance et la charité – et les vertus cardinales – la prudence, la force, la justice et la tempérance, celle-ci se trouvant sur la porte en haut de l’escalier. Les bas-reliefs sont séparés par des statues de personnages, notamment saint Pierre, saint Paul et Judas Macchabée, ainsi que les quatre évangélistes – Matthieu, Marc, Luc et Jean.

*Elle remplace la vieille chaire de bois que l’abbé Lecoutre avait remaniée en 1877.

Saint Pierre - Fides Spes
Saint Paul - Saint Macchabée

L’ensemble, qui a souvent été considéré comme un exemple typique d’art naïf, peut être vu comme un chapitre essentiel du catéchisme de l’abbé Lecoutre. Il mériterait à lui seul une étude complète. Nous nous limiterons essentiellement ici à analyser « le songe de Jacob » (« Jonas et le gros poisson » a été traité dans les exemples de figurations populaires).

Vierge Marie
Le songe de Jacob Jonas et le gros poisson - Abbé Lecoutre

Adam et Eve

Si l’on peut voir dans les personnages d’Adam et Eve une figuration naïve, l’œuvre avec le parterre de lys et le serpent a aussi un aspect conventionnel.

Adam et Eve

Adam et Eve, debout au milieu d’un parterre de lys écoutent les propos pernicieux du serpent enroulé autour du pommier symbolique dont les branches élargies servent de support à la chaire proprement dite.
On reste confondu devant la virtuosité et la vérité avec lesquelles l’artiste a traité la magistrale botte de lys qui représente le Paradis Terrestre et les rameaux touffus et habilement simplifiés de l’Arbre du Bien et du Mal.
Quant aux panneaux gravés, ils font penser aux feuilles somptueuses de quelque paravent japonais.

De Corbie (1933)

Adam et Eve
Eve
Eve

.Dans le film de Zazzi (2002) Louis Harlé, ancien maire de Wirwignes, nous apprend que pour les personnages d’Adam et Eve, l’abbé Lecoutre a pris pour modèles respectifs son voisin, « le père Pécron, » et sa « cousine de Colembert. » Cette ressemblance avec des personnages connus de tous, en apportant une dimension populaire particulière, avec une touche d’humour, ne pouvait qu’alimenter les réactions des paroissiens de l’abbé Lecoutre. C’est sans doute l’effet qu’il recherchait.
Son voisin est le cordonnier Joseph Marie Pécron (1847-1915). Il ne fait guère de doute que la « cousine de Colembert » est Marie Rose Gomel (1877-1960).

Adam
Adam

En 1886, Marie Rose Gomel habite avec l’abbé Lecoutre et la sœur de celui-ci Geneviève Marceline Lecoutre (1821-1898)*. Elle est la petite nièce (non la cousine) de l’abbé. Elle s’est effectivement mariée le 2 juillet 1910 à Colembert, commune voisine de Wirwignes, avec Alfred Casimir Brunet**.
Ceci situerait donc la sculpture de la statue d’Adam et Eve vers le milieu des années 1890.

*Recensement 1886 Wirwignes AD 62 M 4220 page 2 **AD 62 M 4220 Wirwignes pages 139-140

Le songe de Jacob

Le songe – ou l’échelle – de Jacob est décrit dans les versets 10 à 22 du chapitre 28 du Livre de la Genèse. Nous nous limitions ici aux trois versets relatifs au songe proprement dit, les autres relatifs au personnage de Jacob sortant du cadre de notre propos.

cumque venisset ad quendam locum et vellet in eo requiescere post solis occubitum tulit de lapidibus qui iacebant et subponens capiti suo dormivit in eodem loco [11]
viditque in somnis scalam stantem super terram et cacumen illius tangens caelum angelos quoque Dei ascendentes et descendentes per eam [12]
et Dominum innixum scalae dicentem sibi ego sum Dominus Deus Abraham patris tui et Deus Isaac terram in qua dormis tibi dabo et semini tuo [13]

Comme il était arrivé à un certain lieu et voulait s’y reposer après le coucher du soleil il porta des pierres qui gisaient sous sa tête il dormit dans ce même lieu [11]
et il vit dans ses rêves une échelle posée sur la terre et son sommet touchant le ciel aussi des anges de Dieu montant et descendant par elle [12]
et le Seigneur s’appuyant sur l’échelle se disant je suis le Seigneur le Dieu Abraham ton père et le Dieu d’Isaac la terre sur laquelle tu dors je te la donnerai et à ta descendance [13]

Ce passage de l’Ancien Testament a été repris dans l’Évangile de Jean dans le verset 51 du chapitre 1. C’est le Christ qui parle:

et dicit ei amen amen dico vobis videbitis caelum apertum et angelos Dei ascendentes et descendentes supra Filium hominis

et il lui dit en vérité en vérité je vous le dis vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le fils de l’homme

Il est intéressant de comparer le bas-relief de l’abbé Lecoutre à deux tableaux représentant la même scène, l’un du 16ème siècle et l’autre du 19ème siècle.

Echelle de Jacob - Francken Laemlein

Le premier, daté de 1620, est une œuvre du peintre flamand Frans Francken le Jeune (1581-1642), conservée au musée Santa Cruz de Tolède. Il est fidèle au texte, avec en bas Jacob endormi et en haut le Seigneur, qui sont reliés par une échelle sur laquelle deux anges descendent et deux autres montent.
Le second, daté de 1847, qui se trouve au musée de Grenoble, a été réalisé par le peintre Alexandre Laemlein (1813-1871), d’origine allemande naturalisé français en 1835. S’éloignant du texte, il met l’accent sur Jacob, allongé au premier plan, les bras écartés, et Dieu le Père, placé au centre, presque au bas des marches*. Au dessus de Dieu, plusieurs anges montent et descendent, mais se trouvent dans la grisaille, alors que la lumière qui descend du ciel éclaire Dieu et Jacob.

*Il serait difficile d’imaginer Dieu sur une échell

Théophile Gautier (1847 page 3) reconnaît un certain mérite à ce tableau où il trouve plusieurs influences:

les anges et les figures mystiques ont des tournures fières et se campent sur les marches de l’escalier avec une certaine crânerie strapassée* et un certain goût contourné, demi-florentin, demi-rococo, saupoudré d’un peu de Cornelius, qui ne manquent pas d’effet.

*terme peu usité signifiant « peint sans soin et avec outrance. »

Loin des influences, parfois fois outrancières, qu’ont pu subir les peintures religieuses à son époque, l’abbé Lecoutre a réalisé une version épurée ne retenant que les éléments essentiels de la scène.

Echelle de Jacob - Abbé Lecoutre

Jacob en bas, couché sur une pierre, et le Seigneur en haut ont une analogie certaine avec le tableau de Francken Le Jeune.

Jacob et Dieu - Abbé Lecoutre

.

Jacob est sereinement endormi, à la manière de Joseph dans le bas-relief de la fuite en Egypte. Comme Laemlein, l’abbé Lecoutre a représenté les anges, non pas sur une échelle, mais sur des marches. Celles-ci traduisent le respect de Dieu, rehaussé sans lourdeur ni ostentation par l’or, et, de même que les lits ordinaires dans les scènes de la nativité et de la mort de Joseph, apparaissent à la fois plus rassurantes qu’une échelle et plus familières au spectateur. Contrairement aux deux tableaux précédents, le décor se limite pour l’essentiel à des palmiers et des nuages. C’est une sobriété comparable que l’on trouve sur une affiche de Chagall imprimée en lithographie par Mourlot en 1975. Marc Chagall (1887-1985, né en Biélorussie, naturalisé français en 1937) était de religion juive. Il a réalisé un travail considérable d’illustration du message biblique et a plusieurs fois représenté le songe de Jacob.

On pourrait croire que le Jacob de Chagall, dont l’œuvre ne se rattache à aucune école,
a été inspiré de celui de l’abbé Lecoutre.

Echelle de Jacob - Chagall Abbé Lecoutre

Mais il y a une différence essentielle entre le bas-relief de l’abbé Lecoutre et toutes les représentations traditionnelles. Dans celles-ci il y a à la fois des anges qui montent et des anges qui descendent. Chagall ne fait pas exception à cette règle, car l’ange que l’on voit tomber en bas à gauche représente implicitement un ange qui est monté. Chagall reprend l’interprétation juive du Midrach, le commentaire des rabbins sur les textes sacrés: les anges ascendants symbolisent les quatre exils du peuple juif – Babylone, Perse, Grèce et Edom – et ils sont donc condamnés à tomber.

L’abbé Lecoutre se singularise donc ici encore, en ne montrant que trois anges qui descendent. Il le fait délibérément car il avait une parfaite connaissance des textes bibliques et avait certainement vu des représentations antérieures du songe de Jacob.

Quelques éléments d’interprétation

En fait, même si on se limite aux chrétiens, peu d’épisodes de la Bible ont sans doute donné lieu à autant d’interprétations différentes (voir Hammann 1986). Pratiquement toutes mettent l’accent sur la dualité de la montée et de la descente des anges. Ainsi Clarke (1817 ST JOHN CHAP. I. 51), commentant l’Évangile de Jean, y voit le fait que:

by the angels of God ascending and descending, is to be understood, that a perpetual intercourse should now be opened between heaven and earth , through the medium of Christ who was God manifested in the flesh

par les anges de Dieu qui montent et descendent, il faut entendre qu’une relation perpétuelle doit désormais s’établir entre le ciel et la terre, par l’intermédiaire du Christ, qui est Dieu manifesté dans la chair.

C’est sur la signification de cette relation que les interprétations diffèrent. Nous n’en évoquerons ici que trois. Au 13ème siècle, Thomas d’Aquin y voit pour les anges montant « ce qui appartient à la contemplation, » et pour les anges descendant, « ce qui appartient à l’action » (Hammann 1986 page 35). Au 17ème siècle, Bossuet donne une interprétation basée sur une conception quasi divine de la charité: « une même charité, qui remplit les anges et les hommes, meut différemment les uns et les autres. » La charité « élève les hommes mortels de la terre au ciel, de la créature au Créateur, » et au contraire « pousse les esprits célestes du ciel en la terre, et du Créateur à la créature » (Hammann 1986 page 39).

C’est le protestant Martin Luther, au 16ème siècle, qui met l’accent sur les anges qui descendent, en inversant l’ordre du mouvement décrit dans les textes bibliques.

Le mouvement descendant et ascendant des anges sur l’échelle exprime les deux mouvements de la sainteté (sanctification): d’abord [inversion de l’ordre] la sainteté, qui descend vers nous par la parole divine, nous rend saints, sans que nous fassions quoi que ce soit qui puisse la mériter […]. Le second mouvement, la montée des anges est la « sainteté des œuvres; » c’est le croyant justifié qui répond à Dieu. Cependant la sainteté de l’homme n’est pas « pure, » et seul le mouvement descendant, celui qui suscite la foi par la parole est « pur » (Hammann 986 page 37).

On ne peut connaître l’interprétation de l’abbé Lecoutre, mais on peut faire l’hypothèse que celle-ci est plus proche de celle du protestant Luther. Mais peut-être aussi a-t-il voulu seulement voulu une représentation plus simple, plus facile à comprendre par ses paroissiens. Quoi qu’il en soit, le songe de Jacob de l’abbé Lecoutre ne manque pas d’éveiller la curiosité et susciter de nombreuses interrogations.

Il donne par ailleurs une étonnante impression de perspective sur laquelle nous reviendrons dans la section Epilogue 3: Un artiste naïf?

Naïf, populaire, conventionnel…

Il est encore intéressant de rapprocher les statues de l’abbé Lecoutre de celles des apôtres du tympan de Perse (12ème ou 13ème siècle), ancienne église paroissiale d’Espalion (Aveyron), qui est précisément un prieuré dépendant de l’abbaye de Conques (Séguret 2009 et voir section Les textes canoniques).

Tympan de Perse

Abbé Lecoutre


Archaïque?

Tympan de Perse

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