Abbé Lecoutre et Facteur Cheval

Dans le domaine de l’architecture française la référence incontournable de l’art naïf est Joseph Ferdinand Cheval (1836-1924), contemporain de l’abbé Lecoutre. Connu sous le nom du facteur Cheval, il et devenu célèbre pour avoir passé 33 ans de sa vie, de 1879 à 1922, à édifier un palais nommé « Palais Idéal. » Ce palais, situé à Hauterives dans la Drôme, est en effet le premier monument français d’architecture naïve à avoir été classé et il apparaît donc de ce fait comme la référence du genre. Dans le site officiel du Palais Idéal, on trouve la présentation suivante.

Avril 1879. Ferdinand Cheval, facteur rural âgé alors de 43 ans, butte sur une pierre si bizarre lors de sa tournée qu’elle réveille un rêve. Véritable autodidacte, il va consacrer 33 ans de sa vie à bâtir seul, un palais de rêve dans son potager, inspiré par la nature, les cartes postales et les premiers magazines illustrés qu’il distribue.
Parcourant chaque jour une trentaine de kilomètres pour ses tournées en pleine campagne, il va ramasser des pierres, aidé de sa fidèle brouette. En solitaire, incompris, il inscrit sur son monument « travail d’un seul homme. » Son palais de rêve est achevé en 1912.
Au cœur d’un jardin luxuriant, il imagine un palais inhabitable, peuplé d’un incroyable bestiaire – pieuvre, biche, caïman, éléphant, pélican, ours, oiseaux… Mais aussi des géants, des fées, des personnages mythologiques ou encore des cascades, des architectures de tous les continents. Une œuvre architecturale aussi inclassable qu’universelle.
Unique au monde, le Palais Idéal a inspiré les artistes durant plus d’un siècle. Indépendant de tout courant artistique, construit sans aucune règle d’architecture, le Palais Idéal a fait l’admiration des surréalistes, a été reconnu comme une œuvre d’art brut.

Site officiel Palais Idéal – facteur Cheval http://www.facteurcheval.com/

C’est en 1969 qu’André Malraux, ministre de la Culture, en décide le classement, disant du Palais Idéal:

Qu’est-ce que le Palais Idéal? C’est le seul exemple en architecture d’art naïf. L’art naïf est un phénomène banal, connu de tous, mais qui n’a pas d’architecture… En un temps ou l’art naïf est devenu une réalité considérable, il serait enfantin de ne pas classer, quand c’est nous, Français, qui avons cette chance de la posséder, la seule architecture naïve du monde, et attendre qu’elle se détruise.

Similitudes

On peut être frappé par certaines similitudes.
Par delà ces similitudes, on peut relever un certain nombre de points communs.
  • Ils sont par leur profession, en contact étroit et permanent avec les habitants de leurs villages.
  • Tous deux ont été inspirés par leurs voyages, effectifs pour le premier, imaginaires pour le second. Alors que l’abbé s’est rendu en Terre Sainte, en Egypte et en Italie, le facteur a lui nourri son imaginaire dans les revues et les cartes postales de voyage qu’il distribuait au cours de sa tournée. Ce sont aussi des représentations – gravures, tableaux, images pieuses… – qui ont pour l’essentiel servi d’inspiration à l’abbé Lecoutre.
  • Si la Bible et les évangiles ont évidemment été le guide principal de l’abbé Lecoutre, ils ont également été une source d’inspiration pour le facteur Cheval, puisqu’on trouve dans le Palais Idéal la grotte de la Vierge Marie, les quatre évangélistes, un calvaire avec des anges, des pèlerins. Coïncidence étonnante, il a créé dans son palais une grotte de saint Amédée, patron et seigneur d’Hauterives, à laquelle il a consacré trois ans de travail. Amédée de Clermont, né vers 1110 dans la famille des seigneurs d’Hauterives, a été abbé de Hautecombe, puis évêque de Lausanne.
  • Ils se sont tous deux procurés par eux-mêmes le matériau de base pour leur œuvre, le marbre de Marquise pour l’abbé, les pierres trouvées au cours de sa tournée pour le facteur. L’abbé Lecoutre a même rapporté de son voyage en Terre Sainte des pierres, qui ne pouvaient évidemment n’être que de dimensions modestes, mais qu’il a placé comme des reliques. Ainsi, par exemple, au sommet de chacune des parties du triptyque de l’autel de la chapelle du Sacré Cœur il a enchâssé une pierre, dont il a gravé la référence dans le marbre: Jean-Baptiste pour celle de gauche, Saint-Sépulcre pour celle du centre, et Mont des Oliviers pour celle de droite. Il en a fait de même, aux quatre extrémités d’une croix placée au dessus de l’autel de la chapelle de sainte Anne.
Reliques
  • Il n’est pas étonnant que l’humilité, définie par la Bible comme la douceur, la modestie et le renoncement à soi, figure en bonne place sur l’autel de l’église de Wirwignes. Le facteur Cheval semble répondre à l’abbé Lecoutre en affirmant qu’il n’a pas de doute sur son génie.

Les nombreux visiteurs qui viennent chaque année admirer mon chef-d’œuvre, s’en vont tous ravis et enthousiasmés, cela me remercie grandement de toute la peine et de tout le travail que j’ai fourni pour élever cette 8e Merveille du Dauphiné, de la France et même du monde dit-on.

Site officiel Palais Idéal – Facteur Cheval http://www.facteurcheval.com/

Mais cela n’est pas nécessairement incompatible si l’on est d’accord avec la phrase du personnage de Bernanos, lui aussi curé de campagne dans le Pas-de-Calais, à Ambricourt à moins de 50 kilomètres de Wirwignes:

Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, presque délirante de l’orgueil.

Bernanos (1936 page 1222)

Différences

Des différences fondamentales opposent cependant les deux hommes: le public auquel ils souhaitent s’adresser, la formation scolaire, la connaissance initiale des techniques artistiques, et les moyens dont ils disposaient.

Le public auquel ils souhaitent s’adresser

Le facteur Cheval écrit à propos de son tombeau qu’il a aussi réalisé:

Grand nombre de visiteurs vont aussi lui rendre visite après avoir vu mon « Palais de rêves » et retournent dans leur pays émerveillés en racontant à leurs amis que ce n’est pas un conte de fée, que c’est la vraie réalité. Il faut le voir pour le croire. C’est aussi pour l’Éternité que j’ai voulu venir me reposer au champ de l’Égalité.

Site officiel Palais Idéal – Facteur Cheval http://www.facteurcheval.com/

Alors que le facteur Cheval attend les visiteurs du monde entier, l’abbé Lecoutre s’adresse avant tout à ses paroissiens. A son « tombeau du silence et du repos sans fin » comme il l’a nommé, qui et la sépulture la plus visible du cimetière de Hauterives, s’oppose la discrétion de la tombe de l’abbé Lecoutre dans le cimetière de Wirwignes.

La formation scolaire

Contrairement à l’abbé Lecoutre le facteur Cheval est réellement un autodidacte.

Joseph Ferdinand Cheval appartenait à une famille paysanne assez pauvre et se mis* à travailler avec son père. Sa fréquentation de l’école fut donc très limitée. Il rentre à l’école à l’âge de 6 ans et la quitte à 12 ans.

Site officiel Palais Idéal – Facteur Cheval http://www.facteurcheval.com/

*Sic. Cette faute est-elle volontaire pour montrer l’instruction limitée du facteur Cheval?

La connaissance initiale des techniques artistiques

Dans ce domaine aussi le facteur Cheval est un autodidacte, ignorant tout des règles de l’architecture et suivant une démarche entièrement empirique. En particulier, pour que son Palais Idéal tienne debout, il a du inventer ou réinventer diverses techniques de construction, apparaissant notamment comme l’un des précurseurs du béton armé.

On a par contre peine à croire que l’abbé Lecoutre ait pu être totalement ignorant des méthodes de construction et des techniques artistiques. En particulier il paraît difficile qu’il ait pu montrer de tels talents d’ébéniste et de sculpteur sur bois sans un minimum de connaissances techniques. Sans doute a-t-il reçu au moins quelques notions au cours de ses études. Il a aussi pu acquérir certaines techniques à partir de ses lectures. Pour l’homme à l’évidence observateur et habile de ses mains qu’il était, avoir vu au travail des artisans ou des artistes a pu également être un élément formateur. Les notions de géométrie qu’il avait apprises paraissent aussi indispensables, par exemple pour sa réalisation d’une cuve de fonts baptismaux à sept côtés.

Les moyens dont ils disposaient

L’abbé Lecoutre n’a pas connu les difficultés du facteur Cheval qui a du composer avec les moyens du bord. Il a pu acquérir les terrains nécessaires à la construction de son palais mais il est parti de rien. C’est lui-même et lui seul qui a rassemblé les matériaux, transportant avec sa brouette à la nuit tombée les pierres – galets, grès, silex, tuf, etc. – auxquelles il a associé des huitres et des coquillages venus de Marseille. Pour les assembler il lui a fallu se procurer plus de 3500 sacs de chaux et de ciment ainsi que de la ferraille.

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Abbé Lecoutre