Epilogue 1: Un artiste conventionnel?

L’œuvre de l’abbé Lecoutre fait évidemment référence aux textes bibliques canoniques, mais il n’a pas hésité à utiliser aussi des textes apocryphes, comme pour la vie de Joseph sur laquelle les premiers ne donnent guère d’informations, ou encore la nativité de Jésus, faisant chaque fois des choix résultant d’une réflexion approfondie. Il s’est documenté sur les évènements postérieurs, notamment la vie de saint Quentin, le patron de l’église. Il s’est tenu parfaitement au courant des événements qui se sont produits ou ont été relatés de son vivant, concernant par exemple les apparitions de la Vierge Marie à La Salette (1846) et à Lourdes (1858), l’histoire de Notre-Dame-de-Boulogne (Haigneré 1857), ou encore la « découverte » par Prosper Mérimée de l’abbatiale romane de Conques (1838).

Sa formation

Il ne fait en tout cas aucun doute que Paul Amédé Lecoutre est un homme très cultivé. Il est issu d’une famille patriarcale, comme on disait alors, respectable et très chrétienne, qui est assez riche. Son père Jean Claude Marie Lecoutre (1791-1873), marié avec Louise Marie Sophie Hécart (1796-1862) est cultivateur. Il est sans doute un homme instruit, sachant lire et écrire, comme le laisse penser sa belle signature, apposée à côté de celle de l’instituteur Pierre Serret (dont il sera question plus loin) qui est témoin, en bas de l’acte de naissance de Paul Amédé. Son épouse savait au moins écrire son nom, ce qui n’était pas si courant à cette époque (il en ira de même pour tous ses frères et sœurs).

Acte de naissance de Paul Lecoutre
Signature de la mère de Paul Lecoutre

Le futur abbé Lecoutre est le septième de leur neuf enfants. Si l’on ne connaît pas tous les détails de son parcours, on peut raisonnablement supposer qu’il a été formé à l’école communale de Wierre-Effroy par l’instituteur public Pierre Serret, qui était un ami de sa famille, et a reçu son instruction religieuse de l’abbé Jean-François Blaquart, lui aussi très proche de la famille. Ce dernier lui a sans aucun doute donné aussi le goût et l’envie pour la restauration des églises.

C’était un curé savant et amateur d’art. Il a décoré son église de tableaux et de panneaux peints qu’il a lui même dénichés. En outre, il a acquis trois tableaux du Musée de Boulogne en échange du don des anciens fonts baptismaux.

ACADEMIC – Wierre-Effroy https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/1732960

L’abbé Blanquart a en outre publié deux livres relatifs à l’histoire religieuse de Wierre-Effroy, notamment à la vie de sainte Godeleine.

Le futur abbé Lecoutre a ensuite été élève de l’Institution Haffreingue de Boulogne-sur-Mer, qui assurait l’enseignement du petit séminaire, jusqu’à 21 ans, en 1951 où il est attesté qu’il a fait de brillantes études récompensées par un prix de philosophie (The Boulogne Gazette 1851, 446, Saturday, November 10, page 1).

Il a sans nul doute après poursuivi sa formation au grand séminaire d’Arras. Il a ainsi acquis une connaissance approfondie des textes religieux fondamentaux, qu’ils soient officiels ou apocryphes, qui ont été à la base de son œuvre.

Richard Honvault (2017) nous dit du clergé du boulonnais à cette époque:

C’est un clergé composé de fortes personnalités soucieuses de la culture du résultat, libérée des conventions, avant tout pragmatique. Peu importe le chemin pris du moment que la Foi l’emporte.

Honvault R. (2017) – Conférence donnée à l’église de Wimereux, le 1er juillet 2017, à l’occasion de « la Nuit des églises. »

Il cite notamment comme exemple de ce clergé l’abbé Daniel Haigneré (1824-1893), dont il est question par ailleurs, archiviste de la ville de Boulogne-sur-Mer, grand érudit et historien renommé, et l’abbé Alexis-Timothée Bouly (1865- 1958), qui est présenté comme « le père de la radiesthésie française » (c’est lui qui inventa le mot « radiesthésie »).

On peut ajouter à ceux-ci l’abbé Lecoutre, qui est à l’évidence lui aussi l’illustration de cette définition du clergé boulonnais.

Daniel Haigneré fut élève de l’instituteur Pierre-François-Joseph Lecoutre. Celui-ci et Jean Claude Marie, le père de Paul Amédé avaient les mêmes arrière-grands-parents, Philippe Lecoustre et Jeanne Potterie. Le chanoine Lefebvre (1895, page 8) nous livre cette intéressante description qui montre ce qu’a vraisemblablement été la formation de Paul Amédé Lecoutre à l’école de Wierre-Effroy:

A l’école d’Alincthun, où il fut envoyé, le jeune Daniel [Haigneré] ne tarda pas à devenir le meilleur élève de Pierre-François-Joseph Lecoutre, bon et respectable instituteur, tout dévoué à ses modestes fonctions. A cette époque, dans les écoles rurales on n’avait guère de livres: le Catéchisme, l’Histoire sainte, la Civilité puérile et honnête, les Devoirs du chrétien formaient tout le bagage de l’écolier; sous la dictée du maître, on écrivait soi-même la Grammaire, l’Arithmétique et la Géographie. Malgré ces moyens primitifs, les rapides progrès du jeune élève faisaient l’étonnement du digne instituteur.

Lefebvre, 1895

L’abbé Bouly fut pour sa part le successeur de l’abbé Lecoutre à l’église de Wirwignes. On peut dire que son bref passage ne fit pas oublier ce dernier et qu’il ne laissa pas un très bon souvenir aux paroissiens.

Un artiste conventionnel?

Les premières créations de l’abbé Lecoutre sont donc fortement guidées par une figuration, que l’on peut qualifier de conventionnelle, basée sur la reproduction d’œuvres existantes issues d’une tradition largement acceptée. Cela concerne notamment les antepedium (décor de la face antérieure) des six autels latéraux; le maître-autel, la porte latérale, le confessionnal et les fonts baptismaux, sans oublier les vitraux dont il a choisi et agencé les scènes. Mais il faut bien réaliser qu’il a du d’abord se plier à des contraintes sociales pour faire accepter son travail par le conseil de fabrique qui en était le commanditaire et dont il devait avoir l’approbation.

L’abbé Lecoutre avait à l’évidence connaissance d’un très grand nombre d’œuvres artistiques religieuses, trouvant son inspiration dans des sources très diverses, incluant l’art gothique, l’art roman, la renaissance italienne, mais aussi des gravures plus récentes, et encore les images pieuses qui se sont répandues à son époque.

Que ce soit, par exemple l’ordonnancement des vertus dans le maître autel, ou à l’opposé l’absence d’ordre des scènes des vitraux, ses choix apparaissent toujours comme mûrement réfléchis. Qu’il ait choisi pour une de ses premières réalisations l’Annonciation de Fra Angelico est également révélateur. En plaçant cette œuvre considérée comme l’une des plus grandes réalisations de l’école florentine, avec une maîtrise de la perspective impressionnante à l’entrée de son église, l’abbé Lecoutre donne l’impression qu’il a anticipé que Fra Angelico deviendrait un siècle plus tard le patron universel des artistes.

C’est par le motu proprio du 3 octobre 1982 que le pape Jean-Paul II béatifia ce moine dominicain, Giovanni de Fiesole, connu sous le nom de « Fra Angelico« , le frère angélique, l’un des plus grands artistes chrétiens de l’histoire. Deux ans plus tard, le 18 février 1984, il le proclamera patron universel des artistes.

Dans ce motu proprio, Jean-Paul II cite des témoignages de contemporains de Fra Angelico qui décrivent un homme ayant pu être un modèle pour l’abbé Lecoutre:

Un homme pleinement modeste et religieux

homo totius modestiae et vitae religiosae (Giuliano Lupaccini (m. 1458), Cronaca di S. Marco, cod. n. 370, fol. 6V, in Bibliotheca Medicea Laurentiana, Florentiae, asserv.)

épanoui en de nombreuses vertus, doux par l’esprit, honnête par la piété

floruit et multis etiam virtutibus idem / ingenio mitis religione probus (Domenico Da Corella (m. 1483), Theotocon, cod. G 2.8768, fol. 79r, in Bibliotheca Nat. Florentina aseerv.)

Ses créations « conventionnelles » ont permis à l’abbé Lecoutre d’obtenir l’aval et la reconnaissance du conseil de fabrique. Ainsi par exemple l’autel de Saint Joseph est approuvé en 1875:

Le Conseil examine et loue le nouvel autel de St Joseph et remercie Mr le curé du travail qu’il a fait.

Cela l’a autorisé ensuite à beaucoup plus de libertés. Mais il avait suffisamment donné de preuves de légitimité pour que l’évêque d’Arras Alfred Casimir Alexis Williez (1836-1911), qui visita l’église 1904, la trouvât, sinon conventionnelle du moins « convenable« . On ne sait pas s’il jugea la décoration à son goût mais il fit le commentaire « bien ornée. »

Compte-rendu du conseil de fabrique de l’église de Wirwignes 1904

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Abbé Lecoutre