Epilogue 3: Un artiste naïf?

Selon André Malraux qui a décidé en 1969 le classement du Palais idéal du facteur Cheval,

[Les artistes naïfs] osent croire que le temps n’est rien, que la mort même est une illusion et qu’au-delà de la misère, de la souffrance et de la peur […] pour qui sait voir, respirer et entendre, un paradis quotidien, un âge d’or avec ses fruits, ses parfums, ses musiques […] un éternel éden, où les sources de jouvence l’attendent pour effacer ses rides, ses fatigues.

Malraux

Ce constat s’applique bien à l’abbé Lecoutre. Mais il ne s’agit que de la description d’un état d’esprit de l’artiste, et non d’une définition de son art.

Pour ce qui est de la définition de l’art naïf, celle de Michel Thévoz est généralement acceptée:

Un peintre naïf, selon la définition la plus courante, est un artiste autodidacte, issu généralement d’un milieu populaire, ne possédant qu’une culture rudimentaire, ou du moins étrangère à la « culture des cultivés. » […] Quant à son style, on y sent le parti de rendre minutieusement la réalité, sans pour autant s’assujettir aux canons de la figuration conventionnelle, ce qui l’apparente au réalisme enfantin. Peut-être est-ce ce paradoxe qui caractérise essentiellement le peintre naïf: son incapacité – très féconde – à se conformer à des principes académiques qu’il prétend pourtant faire siens.

Thévoz (2016 page 87)

Mais elle ne s’applique certainement pas à l’abbé Lecoutre.

Naïf?

L’abbé Lecoutre était un grand érudit (voir l’épilogue de la section « Conventionnel? »), parfaitement instruit des méthodes de construction et des techniques artistiques, en particulier des règles de la perspective associées à la connaissance de la géométrie. Quant au savoir faire, il paraît difficile qu’il ait pu montrer de tels talents d’ébéniste et de sculpteur sur bois sans un minimum de connaissances techniques acquises au cours de ses études et à partir de ses lectures. Cela est au moins évident pour l’art du dessin: pour ne prendre que ces deux exemples, comment aurait-il pu autrement dessiner sa reproduction de l’Annonciation de Fra Angelico ou une forme heptagonale pour ses fonts baptismaux? Pour l’homme à l’évidence observateur et habile de ses mains qu’il était, avoir vu au travail des artisans ou des artistes a pu également être un élément formateur.

La leçon de perspective de l’abbé Lecoutre

S’il fallait un exemple, celui d’un des bas-reliefs de la chaire qui représente le songe — ou l’échelle — de Jacob est particulièrement illustratif.

L’abbé Lecoutre nous donne ici une étonnante leçon de l’utilisation des règles de la perspective. Pour le comprendre, on peut rapprocher sa réalisation du tableau de son célèbre contemporain Vincent van Gogh (1853-1890), la chaise de Vincent, et de la version qu’en a réalisée le grand artiste britannique David Hockney (né en 1937), devenu en 2018 le peintre vivant le plus cher au monde avec une peinture vendue 90,3 millions de dollars.

L’abbé Lecoutre pour son escalier, comme Van Gogh pour le carrelage n’utilise pas les règles canoniques de la perspective, mais tous deux exagèrent ces règles avec des marches et des carreaux qui ne sont pas parallèles. Il en résulte un effet de vertige qui donne l’impression que le sol pour Van Gogh et l’escalier pour l’abbé Lecoutre s’inclinent vers nous (et aussi vers Jacob pour l’escalier).

Van Gogh – La chaise de Vincent

Vincent Van Gogh

L’abbé Lecoutre – L’échelle de Jacob

Abbé Lecoutre

Hockney – La chaise de Vincent

David Hockney

L’abbé Lecoutre accentue l’effet en utilisant ce qui est maintenant reconnu à la suite de l’article du père Pavel Florensky paru en 1919 comme la perspective inversée (Florensky 1982). C’est ce principe que met en avant la chaise de David Hockney qui apparaît émerger en avant du tableau. L’abbé Lecoutre va encore plus loin en recourant à une double perspective inversée. Comme pour la chaise, un point de fuite en avant nous amène au plus près du sujet de l’œuvre, et pour l’abbé Lecoutre de Jacob endormi, tandis qu’un second point de fuite nous conduit vers le ciel. L’escalier fait ainsi un trait d’union entre Jacob — et donc nous qui le regardons ainsi que la terre — et Dieu. L’impression est accentuée par la taille des trois anges, également inverse de celle des règles classiques, le sujet le plus proche étant le plus petit.

AbbeLecoutre-Perspective

Dans le tableau de Van Gogh la présence du peintre est seulement évoquée par sa pipe et son tabac. Hockney va jusqu’à supprimer ces éléments\footnote{Dans un autre tableau daté également de 1988 il a seulement représenté la pipe.} et, par la force de la perspective, nous pouvons encore imaginer Van Gogh assis sur la chaise. N’aurions-nous pas la même sensation d’imaginer encore les anges descendant si on les effaçait dans le songe de Jacob de l’abbé Lecoutre?

Nous avons déjà mentionné l’effet de perspective associé à la scène « populaire » de la nativité sur la partie supérieure de l’autel de la chapelle du sacré cœur (Section Epilogue2: Un artiste populaire?). Mais l’abbé Lecoutre a également utilisé la perspective inversée dans des représentations conventionnelles. Considérons à nouveau le bas-relief de la mort de saint Joseph (Section Les textes apocryphes). Le tableau de Raphaël qui l’a inspiré est une magistrale illustration de l’usage rigoureux des règles classiques de la perspective avec notamment un point de fuite au centre du tableau, qui correspond à l’entrée de l’édifice. En ne représentant que les trois personnages principaux, l’abbé Lecoutre déplace ce point de fuite hors de la scène, vers le ciel. Mais, en modifiant la posture de l’évêque en « redressant » celui-ci, il fait une autre utilisation de la perspective, qui n’est pas moins rigoureuse.
Ceci correspond en outre à sa volonté d’accorder, contrairement à Raphaël, la même importance à Joseph qu’à Marie.

Raphaël - Le mariage de la Vierge
Raphaël – Le mariage de la Vierge
Abbé Lecoutre - Mariage de St Joseph
Abbé Lecoutre – Mariage de St Joseph

Nous sommes ainsi amenés à nous demander
si le jugement de naïveté porté sur l’œuvre de l’abbé Lecoutre n’est pas lui-même une naïveté.

Abbé Lecoutre - Anne et Joachim
Abbé Lecoutre - Elie eu mont Horeb

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Abbé Lecoutre